Par Jérôme Heurtaux
L’année 1989 a changé le visage de l’Europe et probablement du monde. Quelques mois ont suffi à l’écroulement du bloc de l’Est, qui précipitera la fin de l’Union soviétique en 1991. La Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Bulgarie changèrent de régime politique, transformèrent radicalement leur économie et recouvrèrent leur souveraineté. Cet événement historique est passé à la postérité au travers de quelques images suggestives, celles de la table-ronde polonaise, de la chute du mur de Berlin ou de la révolution roumaine. S’il a vite symbolisé le retour à l’Ouest de « l’Occident kidnappé » (Kundera), 1989 a suscité par la suite des réinterprétations critiques, faisant de lui un objet de controverses politiques et mémorielles, notamment en Pologne.
L’expérience polonaise de passage à la démocratie est pour les uns un modèle de transition pacifique, pour les autres un épisode négatif qui vit quelques élites de l’opposition et du Parti communiste se partager le pouvoir sur le dos de la population. Mobilisant des sources inédites et profitant de l’examen critique de l’historiographie, cet ouvrage tire au clair cette controverse et propose une lecture nouvelle sur une expérience singulière de passage à la démocratie. Crise sociale née de dysfonctionnements structurels de l’économie administrée, monolithisme d’un Parti irréformable, montée d’une opposition anti-système : les ingrédients d’un changement étaient là quand, en 1985, le nouveau leader de l’Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, encouragea des politiques réformatrices en Pologne et Hongrie. Les dirigeants de ces deux pays exploitèrent cette opportunité qui aboutit, contre leur volonté, à un changement de régime et, de proche en proche, à la désintégration globalement pacifique du bloc communiste.
L’approche micro-sociologique choisie est mise au service d’une thèse à double-détente : la chute du communisme en Pologne fut, en premier lieu, comme l’effet inattendu et paradoxal d’un processus politique qui avait pour principal objectif de sauver le régime de l’effondrement. Les élections de juin 1989 jouèrent, en second lieu, un rôle déterminant dans ce processus, rôle que les récits sur 1989, focalisés sur les pactes entre élites et fascinés par la Table ronde ont souvent minimisé voire occulté. La campagne électorale et le vote furent des moments d’intense mobilisation sociale qui manifestèrent le retour du populaire dans le processus politique, de sorte que le « 1989 polonais » peut aussi être analysé comme la première « révolution électorale » de l’ancien bloc communiste. La Pologne est de ce point de vue un cas à part ; dans aucun autre pays de la région les élections ne jouèrent un tel rôle dans le processus de décomposition du régime. Le rôle de la contingence et de l’incertitude fut également central. Ce n’est qu’au prix de leur prise en compte que l’on peut comprendre comment les principaux acteurs de l’époque provoquèrent, sans l’avoir anticipé, l’effondrement brutal du régime.